INTERNATIONAL COURT OF JUSTICE

OPINION INDIVIDUELLE DE M. RANJEVA


J'ai voté pour l'ensemble du dispositif, en particulier le premier alinéa du paragraphe E, dans la mesure où le présent avis confirme le principe de l'illicéité de l'emploi ou de la menace d'emploi des armes nucléaires, bien que j'estime que le second alinéa du même paragraphe E soulève des problèmes d'interprétation susceptibles de porter atteinte à la clarté de la règle de droit.

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L'illicéité de l'emploi ou de la menace d'emploi des armes nucléaires aura été, pour la première fois, affirmée dans la jurisprudence internationale inaugurée par le présent avis consultatif, sollicité par l'Assemblée générale de l'Organisation des Nations Unies. Une rédaction différente du premier alinéa du paragraphe E de la seconde partie du dispositif aurait entretenu le doute sur le bien-fondé de ce principe de droit positif, car une comparaison superficielle entre les deux paragraphes déclaratifs A et B aurait pu induire en erreur. Considérer comme équipollentes les constatations énoncées dans ces paragraphes aurait exclu, par hypothèse, une réponse soit affirmative soit négative à la question formulée dans la résolution introductive d'instance. La véritable réponse de la Cour est exprimée au paragraphe E et plus précisément au premier alinéa, tandis que le paragraphe 104 des motifs donne la clef de lecture des motifs et du dispositif dans le sens que ce paragraphe E ne peut être détaché des paragraphes A, C, D, F. A mon avis, l'adverbe «généralement» signifie : dans la majorité des hypothèses et de la doctrine; il a pour fonction grammaticale de déterminer avec insistance l'affirmation énoncée dans la proposition principale. En utilisant un adverbe de détermination, l'avis écarte toute autre interprétation qui aurait résulté de l'utilisation d'un adverbe dubitatif tel que «apparemment», «peut-être», «sans doute». Enfin, le mode conditionnel du verbe «être» employé pour énoncer l'affirmation exprime deux idées : d'une part une probabilité, c'est-à-dire un caractère dont la qualification peut être affirmée avec plus de facilité qu'une autre; et d'autre part une supposition pour l'avenir dont on ne souhaite nullement la survenance. Ces motifs, concluant à l'illicéité de l'emploi ou de la menace d'utilisation des armes nucléaires ne fait, à mon avis, que confirmer l'état du droit positif.

L'absence de référence directe et spécifique aux armes nucléaires ne peut être utilisée pour justifier une licéité, fût-elle indirecte, de l'emploi ou de la menace d'emploi des armes nucléaires. Le libellé du premier alinéa du paragraphe E du dispositif exclut toute restriction au principe général de l'illicéité. A supposer qu'on veuille attribuer une valeur dubitative à l'adverbe «généralement», une conclusion dans le sens d'une inflexion de la portée de l'illicéité ne saurait résister à l'analyse juridique. Lorsqu'on prend l'adverbe «généralement» comme un adverbe de quantité, la signification naturelle du terme exclut toute vélléité d'inférer une idée de licéité, qui est contraire au principe fondamental énoncé. Le recours à l'adverbe «généralement» ne s'explique que par l'appel indirect que lance la Cour pour que les conséquences des analyses développées aux numéros 70, 71, 72 des motifs soient dégagées par les destinataires de l'avis. En d'autres termes, le droit actuel que l'avis a relevé, mérite d'être consolidé. L'absence de mention spécifique aux armes nucléaires relève en effet plus de considérations d'opportunité diplomatique, technique ou politique que juridique. Aussi apparaît-il utile d'analyser, en termes de droit, la pratique internationale pour confirmer cette interprétation.

Trois données méritent de retenir l'attention. En premier lieu, aucune réédition des précédents de Hiroshima et de Nagasaki n'est intervenue depuis 1945 même si le spectre de la menace nucléaire a été agité; en revanche, les effets du nucléaire, en général et des armes nucléaires, en particulier, sont tels qu'ils remettent en cause les fondements mêmes du droit humanitaire et des conflits armés. En deuxième lieu, aucune déclaration favorable à la licéité de principe de l'arme nucléaire n'a été enregistrée; faut-il insister sur le fait que c'est à titre de justification d'une exception à un principe accepté comme étant de droit, en l'occurrence l'illicéité de l'emploi ou de la menace d'emploi des armes nucléaires, que les Etats dotés d'armes nucléaires tentent d'exposer les raisons de leur attitude. En troisième et dernier lieu, l'attitude constante de l'Assemblée générale réservée voire hostile à l'arme nucléaire et le développement continu de la conscience du nucléaire ont abouti à l'élaboration d'un maillage juridique de plus en plus serré du régime des armes nucléaires dont la maîtrise relève de moins en moins du pouvoir discrétionnaire de son détenteur pour arriver à des situations juridiques d'interdiction.

Deux observations se dégagent de ce rappel des données de fait. En premier lieu, le principe de l'illicéité de l'emploi ou de la menace d'utilisation des armes nucléaires a pris forme de manière progressive en droit positif. Le recensement, en fait exhaustif, des instruments juridiques et actes pertinents révèle l'effet de catalyse qu'a exercé le principe visant à consacrer l'illicéité des armes nucléaires. L'étude du droit positif ne peut se limiter, dès lors, à constater purement et simplement l'état contemporain du droit; ainsi que l'a souligné la Cour permanente internationale de Justice dans l'affaire des Décrets de nationalité promulgués en Tunisie et au Maroc, la question de la conformité au regard du droit international dépend de l'évolution des idées et des rapports internationaux. Le réalisme juridique amène à accepter que la conscience juridique des questions nucléaires dépend de l'évolution des idées et des connaissances tandis qu'une donnée reste permanente : l'objectif final à savoir le désarmement nucléaire. Le même effet de catalyse peut être observé dans l'évolution du droit de la Charte des Nations Unies. Les cas du droit de la décolonisation ainsi que de celui du paragraphe 4 de l'article 2 montrent qu'à l'origine, considérer les principes y afférents comme relevant du domaine des prolégomènes juridiques relevait de l'hérésie juridique, or peut-on encore soutenir ces mêmes thèses aujourd'hui ? Ne peut-on aussi s'interroger sur l'avènement d'un ordre écologique et environnemental qui tendrait à se superposer à l'ordre nucléaire et qui est en voie d'élaboration dans l'ordre du droit positif ? En matière d'emploi ou de menace d'emploi des armes nucléaires, aucun doute n'est plus permis quant à son illicéité. Mais pour certains Etats, la difficulté résulte de l'absence de consolidation conventionnelle de ce principe, question soulevée par la seconde observation.

En second lieu, le silence sur le cas spécifique des armes nucléaires en matière de régime juridique de l'utilisation des armes exclut-il vraisemblablement l'illicéité coutumière de l'emploi ou de la menace d'emploi des armes nucléaires ? Sans aucun doute, dans une matière aussi importante pour la paix et l'avenir de l'humanité, la solution conventionnelle reste la meilleure des méthodes en vue de réaliser un désarmement général en particulier nucléaire. Mais le consensualisme caractéristique du droit international ne saurait se limiter ni à une technique d'ingénierie contractuelle ou conventionnelle, ni à une formalisation par vote majoritaire des normes de droit international. Le droit des armes nucléaires représente une des branches du droit international qu'on ne saurait envisager sans un minimum d'exigences éthiques qui expriment des valeurs auxquelles participent les membres de la communauté dans leur ensemble. La survie de l'humanité et de la civilisation est une de ces valeurs. Il ne s'agit pas de substituer l'ordre moral à l'ordre juridique de droit positif au nom d'un ordre supérieur ou révélé quelconque. Les exigences morales ne sont pas des sources directes et positives de prescriptions ou d'obligations, mais elles représentent un cadre à l'aune duquel sont scrutées et interpellées les techniques et les règles d'ingénierie conventionnelle et consensuelle. Dans les grandes causes de l'humanité, les exigences du droit positif et de l'éthique font un et les armes nucléaires de par leurs effets destructeurs en sont. Dans ces conditions, l'illicéité relève-t-elle de l'opinio juris ? A cette question, la Cour donne une réponse que d'aucuns considéreraient dubitative alors qu'une réponse affirmative, à mon avis, ne fait pas de doute et prévaut.

Traditionnellement, en matière de recherche de l'opinio juris, lorsqu'il s'agit d'examiner les relations entre le fait et le droit, le fait précède le droit : de l'analyse des faits se détermine l'application de la règle de droit. Mais peut-il en être de même dans la présente procédure consultative : en effet il est demandé à la Cour de remonter aux principes premiers qui fondent la règle normative (voir IIe Partie, infra) avant de dire si l'interprétation combinée des règles pertinentes aboutit à la licéité ou non de l'emploi ou de la menace de l'emploi des armes nucléaires. En d'autres termes, la Cour se trouve face à une hypothèse où la règle de droit semble précéder le fait. La Cour se montre, à juste titre, très rigoureuse et très exigeante lorsqu'elle entend sanctionner la consolidation juridique d'une pratique au titre de l'opinio juris. Mais la référence de plus en plus fréquente, que fait la Cour, aux principes énoncés dans la Charte, aux résolutions et actes des organisations internationales, n'est-elle pas l'indice d'une solution de continuité ? La reconnaissance de la nature coutumière des principes énoncés au paragraphe 4 de l'article 2 de la Charte, dans l'affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci constitue, en effet, une rupture significative avec la pratique antérieure. La proclamation répétée de principes, considérés jusque-là comme seulement moraux mais d'une importance telle que le caractère irréversible de leur acceptation apparaît définitif, n'est-elle pas constitutive de l'avènement d'une pratique constante et uniforme ? C'est sur le fondement de ces considérations concrètes que s'est effectuée l'incorporation en droit coutumier de principes aussi importants que celui de l'interdiction du génocide, du droit à la décolonisation, de la prohibition du recours à la force, de la théorie des compétences implicites. En la présente espèce, la conviction affirmée de manière constante, jamais démentie dans les faits en son principe, représente l'indice de l'incorporation en droit coutumier du principe de l'illicéité de l'emploi ou de la menace d'emploi des armes nucléaires.

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Le second alinéa du même paragraphe E peut amener à se demander si la Cour n'a pas tenté d'esquiver une réponse claire à la question fondamentale que lui a adressée l'Assemblée générale. Une partie importante des développements consacrés à la motivation de l'avis vise à établir que le droit international n'interdirait pas l'emploi ou la menace d'utilisation des armes nucléaires. Le problème, dès lors, se pose de savoir si dans le traitement de la requête de l'Assemblée générale, la Cour ne s'est pas fondée sur un postulat : l'égalité de traitement à réserver tant au principe de la licéité qu'à celui de l'illicéité. Cette difficulté, à mon avis, amène à examiner successivement l'objet essentiel de la question posée puis l'objet du second alinéa du paragraphe E.

Le sens naturel des mots utilisés dans la résolution de l'Assemblée générale définit l'objet même de la question : le droit international autorise-t-il l'emploi ou la menace d'emploi des armes nucléaires en toute circonstance. En parlant simultanément et surtout sur le même plan «de la licéité ou de l'illicéité», l'avis répond-il fidèlement à la question posée ?

A mon avis, la structure de la question impliquait une analyse d'ensemble du droit régissant les armes nucléaires dans le cadre des limites formulées par l'objet de la question.

La structure de la question de l'Assemblée générale a mis mal à l'aise plusieurs délégations en raison d'une part de son caractère inédit et d'autre part de la portée de la première partie du dispositif de l'avis.

En premier lieu, le caractère juridique de la question justifie amplement la suite positive que la Cour a réservée à la requête de l'Assemblée générale. Mais la réponse judiciaire de la Cour apparaît énigmatique voire incohérente si au préalable la Cour n'en donne pas la clef de lecture. L'avis aurait dû développer le sens de l'interprétation qu'elle a implicitement retenue de la notion de «question juridique». Les travaux préparatoires de la conférence de San Francisco sont discrets sur les tentatives de définition de cette notion. Peut-on considérer que sa signification relèverait des données immédiates à la conscience ou bien envisager ce silence comme l'expression du malaise du juriste lorsqu'il doit envisager en soi la notion de «question».

Dans l'histoire de la juridiction universelle, le contexte de la présente procédure consultative est unique. La requête de l'Assemblée générale est dépourvue de tout lien de connexité quelconque avec un différend international ou avec un différend né d'une divergence d'interprétation portant sur une règle écrite et déterminée. La mission de la Cour est en effet complexe dans la présente espèce. La conclusion finale, ou pour reprendre le langage théâtral, le dénouement, consiste pour elle à se prononcer sur la conformité ou non d'un acte, d'une décision, d'un fait, à une règle normative supérieure; mais pour ce faire, la Cour doit, au préalable, constater l'existence ou l'absence de prescriptions à caractère général et objectif (paragraphes A et B) d'un côté et justifier la nature juridique des principes ainsi identifiés et énoncés. En d'autres termes, pour parodier Levi Strauss, l'Assemblée générale demande à la Cour de s'interroger sur des questions que d'aucuns ne se posent pas. La difficulté inhérente à ce type de question porte sur l'étendue de la réponse que la Cour souhaite fournir tant dans le motif que dans le dispositif (voir par. 104). Dans le présent cas, ainsi qu'il a été évoqué plus haut, un traitement égalitaire a été réservé par la Cour aux différents aspects du problème de la licéité et de l'illicéité, avec une attention particulière à l'égard de la question de l'absence d'interdiction de l'emploi.

Litteris verbis
, la résolution 49/75 ne demande pas un avis juridique sur l'illicéité ou l'interdiction de l'utilisation ou de la menace de l'emploi des armes nucléaires. L'Assemblée générale invite la Cour à remonter jusqu'aux principes premiers et aux propositions les plus générales qui expliquent ou peuvent remettre en cause l'interprétation selon laquelle en l'absence de règles acceptées comme telles et interdisant de tels actes, la liberté discrétionnaire serait la norme. Les critiques portant sur la structure de la question n'ont évidemment pas manqué d'être soulevées. L'analyse des arguments développés pour soutenir l'idée selon laquelle la question serait mal posée, se fonde sur deux raisons principales : tout d'abord le caractère évident ou absurde de la question car la réponse ne fait pas de doute : aucune règle n'autorise en droit international l'utilisation ou la menace de l'emploi des armes nucléaires; ensuite une telle question, que ces critiques considèrent comme apparemment valide, risquerait d'aboutir à des conclusions inadmissibles compte tenu de la nature judiciaire de la Cour. En jugeant opportun d'une part de donner suite à la demande d'avis de l'Assemblée générale (dernière partie du dispositif) et d'autre part de ne pas reformuler les termes de la question (voir paragraphe 20), nonobstant la légère différence entre les versions anglaise et française du texte, la Cour a rejeté le sophisme de la peur de l'innovation. Une telle question ne constitue ni une remise en cause ni une demande de modification du droit positif; il n'est pas non plus demandé à la Cour de se départir de sa fonction judiciaire car :

«La Cour, en tant qu'organe judiciaire international ... est ... censée constater le droit international, et dans une affaire relevant de l'article 53 du Statut comme dans toute autre, est donc tenue de prendre en considération de sa propre initiative toutes les règles de droit international qui seraient pertinentes pour le règlement du différend. La Cour ayant pour fonction de déterminer et d'appliquer le droit dans les circonstances de chaque espèce, la charge d'établir ou de prouver les règles de droit ... ressortit au domaine de la connaissance judiciaire de la Cour.» (C.I.J. Recueil 1974, p. 9, par. 17, p. 181, par. 18.)

Ces considérations permettent de mieux comprendre la signification de la notion de question juridique ainsi que la méthode observée par la Cour pour répondre à la question de l'Assemblée générale. La question, en effet, ne se réduit pas à une demande ou à une interrogation adressée à la Cour et dont la réponse se limiterait à une alternative.

En envisageant de manière exhaustive tous les aspects du problème, l'avis donne à la question juridique une large dimension. Une question représente un sujet, une matière sur lesquels la connaissance de la règle pertinente manque de certitude. L'incertitude résulte du foisonnement inflationniste de propositions contradictoires ayant un rapport avec le sujet soumis à la Cour. La Cour est alors invitée à y mettre de l'ordre en identifiant les propositions revêtues de la sanction de la normativité juridique et en expliquant par rapport à l'opinio juris le statut normatif de telle ou telle autre proposition. Il est évident que la réponse à la consultation ne peut éviter une proposition à caractère général.

En second lieu, la réponse favorable à la demande d'avis de l'Assemblée générale, objet de la première partie du dispositif, confirme l'interprétation libérale que la Cour donne du droit d'accès des institutions internationales autorisées à la procédure consultative. Le cas de la demande d'avis introduite par l'Organisation mondiale de la Santé restera, selon toute vraisemblance, singulier, sinon unique. Intrinsèquement, l'objet de la résolution 46/40 de l'OMS ne pouvait donner lieu à critique, chaque institution étant juge de sa propre compétence. Mais lorsque la question établit un lien de conditionnalité entre la réponse, alors éventuelle, de la Cour, et l'exercice des fonctions de prévention des soins de santé primaires, l'institution spécialisée a substitué un lien de conditionnalité au lien de connexité visé par la Charte, le Statut et les actes pertinents de l'Organisation mondiale de la Santé. Le caractère détachable de l'objet de la question par rapport aux fonctions de l'Organisation n'avait pas permis à la Cour, au regard des règles de sa propre compétence, d'exercer sa fonction consultative. Cette référence à l'avis de ce même jour n'est pas sans intérêt; il est évident que la même majorité d'Etats a voulu obtenir de l'Assemblée générale la confirmation d'une demande d'avis consultatif qui recelait des vices de nature à justifier une absence de réponse de la Cour. En visant la demande de l'OMS, l'Assemblée générale a ravivé le souvenir de l'article 14 du Pacte de la Société des Nations. En l'absence d'une jonction de décisions compte tenu du traitement individualisé de chaque requête, la Cour a confirmé l'étendue importante du champ possible de demande d'avis consultatif que la Cour reconnaît à l'Assemblée générale. Néanmoins, les limites du domaine d'accès à la procédure consultative sont constituées par la nature juridique de l'objet de la question posée. En revanche, n'est pas affectée la jurisprudence bien établie selon laquelle représente une question politique une requête tendant à obtenir par la voie consultative la modification du droit positif.

Les conditions dans lesquelles la Cour s'est acquittée de sa mission l'exposent aux critiques que les professionnels du droit judiciaire ne manqueront pas de formuler à l'encontre de l'ensemble du second alinéa de la partie dispositive de l'avis. La réponse judiciaire, stricto sensu, se trouve au paragraphe E du second alinéa; en effet, l'objet de celui-ci est constitué par la déclaration de conformité ou de non-conformité à une règle préétablie. Autour de cette conclusion judiciaire gravitent cependant un certain nombre de propositions dont l'objet est le rappel de justifications ou de pétitions de principe conduisant à la conclusion véritable. Cette structure en circumduction de la partie dispositive combinée avec la rédaction du paragraphe E amène à poser le problème de la consistance véritable de la conclusion judiciaire de l'avis de la Cour. Il est regrettable que les difficultés inhérentes à la matière même des armes nucléaires n'aient pas été mises à profit par la Cour pour assurer de manière plus nette l'accomplissement de sa fonction judiciaire en affirmant plus nettement le principe de l'illicéité grâce à la division en deux paragraphes distincts des deux alinéas du paragraphe E. Une lecture rapide de l'ensemble du texte de l'avis (motifs et dispositifs) peut laisser l'image d'une Cour qui s'érige en service de consultation juridique. Or, il n'a pas été demandé à la Cour d'effectuer des analyses juridiques d'une question dont l'utilisation serait laissée à la discrétion des uns et des autres. L'exercice de la fonction consultative impose à la Cour la mission de dire le droit sur la question posée par l'auteur de la requête; le caractère facultatif attaché à la portée normative d'un avis n'a pas pour autant pour conséquence la dénaturation de la fonction judiciaire de la Cour. Son «dictum» constitue l'interprétation de la norme de droit et en violer le dispositif est constitutif de manquement à l'obligation de respecter le droit. Toujours est-il qu'à la différence d'une procédure contentieuse portant sur un différend relatif à des droits subjectifs, l'énoncé du droit dans la procédure consultative peut ne pas nécessairement se limiter à l'alternative du permis/défendu; le droit positif tout en étant complexe doit être clair dans son énoncé, qualité qu'il faut déceler dans le second alinéa du paragraphe E.

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Le second alinéa du paragraphe E pose, à mon avis, des difficultés d'interprétation compte tenu du problème de sa cohérence intrinsèque par rapport aux règles mêmes du droit des conflits armés bien qu'il faille insister sur sa dimension positive : le principe de la soumission à la règle de droit de l'exercice de la légitime défense.

L'alinéa E traite du droit des conflits armés et du droit humanitaire, deuxième branche du droit applicable à l'emploi ou à la menace d'emploi des armes nucléaires (voir paragraphe 34). Le droit des conflits armés relève du droit écrit, tandis que le principe dit de «de Martens» y accomplit une fonction résiduelle.
Deux conséquences en découlent : la première, ce droit des conflits armés ne saurait être interprété comme comportant des lacunes de nature à justifier une attitude de réserve ou au moins dubitative; la seconde, l'emploi des armes nucléaires ne peut pas se situer en-dehors du droit des conflits armés. Aucun Etat n'ayant d'ailleurs soutenu le principe d'un régime de non-droit, l'utilisation de ces armes doit être conforme, au regard du droit, aux règles qui régissent ces conflits. Dans ces conditions, sur une question aussi importante, il ne peut y avoir de doute sur la validité du principe d'illicéité dans le droit des conflits armés.

En envisageant maintenant le fond du droit des conflits armés, le paragraphe E du dispositif, en son second alinéa, introduit une possibilité d'exception aux règles du droit des conflits armés en invoquant une notion jusque-là inconnue de cette branche du droit international : la «circonstance extrême de légitime défense dans laquelle la survie même d'un Etat serait en cause». Deux critiques ne peuvent manquer d'être soulevées. En premier lieu, la Cour fait un amalgame entre les règles du droit international et celles de la Charte des Nations Unies d'une part, et le droit des conflits armés et spécialement des règles du droit humanitaire d'autre part; alors que le paragraphe E ne traite que du droit des conflits armés, le droit de la légitime défense relève du paragraphe C. La rigueur et la clarté imposaient, à défaut d'un paragraphe Ebis autonome par rapport au paragraphe E, le rattachement de la notion de «circonstance extrême de légitime défense» au problème plus général de la légitime défense, objet du paragraphe C. Le paragraphe C couvre l'ensemble des hypothèses du droit de l'emploi de la force par référence aux dispositions de la Charte (articles 2 et 4 et article 51). A priori, rien n'interdit une interprétation faisant prévaloir les règles de la légitime défense, y compris nucléaire, sur les règles du droit humanitaire, difficulté soulevant en conséquence la seconde critique. En second lieu, la critique porte sur l'acception de ce concept de «circonstance extrême de légitime défense mettant en cause la survie même de l'Etat». Sans aucun doute, sa signification relève de l'expression usuelle, mais cette observation n'est pas suffisante pour servir à la qualification juridique.

La principale difficulté liée à l'interprétation de l'alinéa 2 du paragraphe E tient à la nature véritable de l'exception de «l'extrême légitime défense» à l'application du droit humanitaire et de celui des conflits armés. On ne voit ni dans la jurisprudence de la Cour ou de toute autre juridiction, ni dans la doctrine, aucune autorité qui vienne confirmer l'existence d'une distinction entre le cas général d'application des règles du droit des conflits armés et le cas exceptionnel affranchissant une partie belligérante du respect des obligations liées aux règles du droit des conflits armés.

Si une telle règle doit exister, elle ne peut être déduite que de l'intention des Etats auteurs et parties à ces instruments. A plusieurs reprises a été affirmé le fait que n'était pas délibérément envisagé le cas des armes nucléaires lors des négociations et de la conclusion des grandes conventions du droit des conflits armés. Il est, dans ces conditions, difficile d'entrevoir comment ces plénipotentiaires pouvaient envisager des exceptions de cette importance aux principes régissant le droit des conflits armés. Ces principes avaient vocation à s'appliquer dans tous les cas de conflits sans considération particulière du statut des parties en cause, qu'elles soient victimes ou agresseurs. Si une exception avait été envisagée pour être autorisée, les auteurs de ces instruments auraient pu y faire allusion, à savoir par l'insertion des limites ou des exceptions à l'intégrité de l'application de ces instruments.

La distinction proposée par la Cour, en fait, ne pourra être que difficile à appliquer et à terme ne fera que rendre encore plus complexe un problème déjà délicat à maîtriser en droit. M. O. Schachter a établi un recensement des hypothèses dans lesquelles en dehors de toute agression, un Etat a réclamé le bénéfice du privilège de la légitime défense. Il s'agit de :

«1. The use of force to rescue political hostages believed to face imminent danger of death or injury;

2. the use of force against officials or installations in a foreign state believed to support terrorist acts directed against nationals of the state claiming the right of defense;

3. the use of force against troops, planes, vessels or installations believed to threaten imminent attack by a state with declared hostile intent;

4. the use of retaliatory force against a government or military force so as to deter renewed attacks on the state taking such action;

5. the use of force against a government that has provided arms or technical support to insurgents in a third state.

6. the use of force against a government that has allowed its territory to be used by military forces of a third state considered to be a threat to the state claiming self-defense;

7. the use of force in the name of collective defense (or counter intervention) against a government imposed by foreign forces and faced with large-scale military resistance by many of its people.» (O. Schachter, «Self-defense over the rule of law», AJIL, 1989, p. 271.)

La question se pose de savoir à quel type d'hypothèse peut se rattacher le cas de l'extrême légitime défense mettant en cause la survie même de l'Etat, pouvant justifier le recours à l'arme suprême et la paralysie de l'application des règles de droit humanitaire et applicables dans les conflits armés. A cette question, une réponse négative s'impose : l'obligation qu'a chaque partie belligérante de respecter les règles du droit humanitaire applicables dans les conflits armés n'est nullement limitée au cas de légitime défense; l'obligation existe indépendamment de la qualité d'agresseur ou de victime. Par ailleurs, aucune preuve attestant l'existence d'une «arme nucléaire propre» n'a été présentée devant la Cour, les Etats se contentant d'affirmer qu'il y avait effectivement problème de compatibilité entre la licéité de l'emploi des armes nucléaires et les règles du droit humanitaire. Ces critiques, à mon avis, privent de fondements logique et juridique l'exception de «légitime défense extrême».

Le respect que je porte à la Cour m'amène cependant à reconnaître que l'organe judiciaire principal des Nations Unies n'ignorait pas ces critiques ainsi que les griefs que ne manqueront pas de formuler les professionnels du monde juridique et judiciaire. Toujours est-il, qu'à mon avis, l'étroite inter-relation qui existe entre tous les éléments de la présente décision implique une lecture de ce second alinéa du paragraphe E à la lumière du paragraphe C du dispositif. Force est alors de constater qu'en dernière analyse, la Cour affirme que l'exercice de la légitime défense ne peut être envisagé en dehors de la règle de droit. Les paragraphes C et E définissent les contraintes juridiques préalables à l'exercice de ce droit dans des conditions telles, au regard des paragraphes C, D, E, que la licéité de sa mise en oeuvre est plus qu'improbable dans les faits. L'élément le plus important, cependant, réside dans l'aménagement des garanties juridiques. Le paragraphe E laisse ouverte dans ces circonstances extrêmes, la question de la licéité ou de l'illicéité; il écarte ainsi la possibilité de création de blocs prédéfinis ou prédéterminés de licéité ou d'illicéité. Une réponse ne peut être envisagée qu'in concreto à la lumière des conditions des paragraphes C et D précédents. Cette conclusion mérite d'être soulignée car si la Cour n'avait envisagé qu'une seule branche de l'alternative, la solution de la licéité indirecte, le second alinéa aurait réduit à néant l'objet du premier. Le maintien des deux branches de la question ouvre la voie à un débat sur l'illicéité et la licéité au regard du droit international, ainsi que le Tribunal de Nuremberg l'a déjà affirmé :

«Whether action taken under the claim of self defense was in fact aggressive or defensive must ultimately be subject to investigation or adjudication if international law is ever to be enforced.» (O. Schachter, ibid., p. 262.)

Cette construction compliquée limite en définitive l'exercice unilatéral de la légitime défense. De surcroît, en réservant sa réponse définitive, donc de principe, la Cour s'aménage un domaine de compétence possible jusque là inconcevable à cause du jeu du mécanisme combiné de la qualification unilatérale et du droit de veto. L'acuité des termes de la problématique n'a pas, pour autant, amené la Cour jusqu'à accepter de consacrer la primauté des exigences de la survie de l'Etat sur l'obligation de respecter les règles du droit international humanitaire applicables dans les conflits armés

En conclusion, si les deux alinéas du paragraphe E avaient fait l'objet de paragraphes distincts, j'aurais voté sans hésitation en faveur du premier alinéa et me serais abstenu, si les dispositions du Statut et du Règlement le permettaient, sur le second alinéa. La jonction de ces deux propositions m'amenait en conscience à voter en faveur de l'ensemble car l'essentiel du droit est sauf, et parce que la prohibition des armes nucléaires relève de la responsabilité de tous et de tout un chacun, la Cour ayant apporté sa modeste contribution en interpellant chaque sujet et acteur de la vie internationale sur la base du droit. Je forme le souhait que jamais une juridiction n'ait à devoir statuer dans les termes du second alinéa du paragraphe E.



(Signé) Raymond RANJEVA.

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